« La puissance d’une nation se mesurant notamment à la faculté qu’elle a de semer le chaos hors de ses frontières, celle de la Chine apparaît considérable. La déconfiture d’Evergrande, deuxième promoteur immobilier du pays, dans l’incapacité de rembourser sa gigantesque dette de 260 milliards d’euros, fait trembler les places boursières internationales, où chacun redoute qu’une pandémie financière en provenance de Shenzhen prenne le relais de celle de Covid-19 partie de Wuhan.
Il faut du moins espérer qu’elle serve de piqûre de rappel à des États occidentaux eux aussi surendettés mais qui se croient parfaitement immunisés contre de telles défaillances. Une piqûre particulièrement nécessaire en France au moment où débute la campagne électorale et où les prétendants à l’Élysée font preuve d’une imagination débordante pour proposer des mesures destinées à booster le pouvoir d’achat. Mesures non financées ou, plus précisément, financées à crédit par des dizaines de milliards d’euros d’emprunts d’État.
Le gouvernement donne il est vrai l’exemple, joue les « premiers de cordée » en matière de laisser-aller budgétaire en annonçant chaque jour de nouvelles dépenses (pour les agriculteurs, les policiers, les jeunes, les Marseillais et bientôt, sans doute, les Ch’tis) qu’il s’efforce de présenter sous un jour plus avantageux en les rebaptisant « investissements d’avenir ». Ces subtilités sémantiques ne trompent évidemment personne. Elles ne changent rien au fait que cette rituelle mais peu glorieuse politique préélectorale du carnet de chèques devrait se traduire l’année prochaine, selon le projet de loi de finances, par un bond de 116 milliards d’euros de la dette publique, laquelle atteindrait 2 950 milliards d’euros, soit une hausse de 762 milliards depuis début 2017.
Au rythme effréné où va la distribution de cadeaux budgétaires, il n’est pas exclu que la barre symbolique des 3 000 milliards d’euros soit franchie. Les ministres ont beau répéter en choeur sur les plateaux de télévision qu’Emmanuel Macron est le président du pouvoir d’achat, l’Histoire risque plutôt de retenir, avec un peu de recul et plus d’objectivité, qu’il a d’abord été celui du surendettement. En 2022, c’est un montant total de 260 milliards d’euros, soit la bagatelle de 712 millions par jour, que l’État devra emprunter sur les marchés pour financer son déficit budgétaire et rembourser les emprunts arrivant à échéance. Il n’y a pas que les chiffres du Covid qui donnent le vertige.
Dans leur livre Cette fois, c’est différent, les économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont rappelé que les défauts de paiement des États constituent la « norme » dans l’histoire financière mondiale, le remboursement intégral des dettes publiques étant une « exception ». L’abbé Terray, contrôleur général des finances de Louis XV, avait d’ailleurs lui-même expliqué avec une certaine franchise que « la banqueroute est nécessaire une fois tous les siècles, afin de mettre l’État au pair ».
De fait, rarissimes sont les pays à avoir toujours payé rubis sur l’ongle leurs créanciers. On peut citer la Norvège, la Malaisie, la Thaïlande, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou la Belgique. Ce n’est pas le cas de la France, loin s’en faut, qui comptabilise dix défauts et occupe la deuxième place de ce classement mondial derrière l’Espagne (14).
Le rythme des défauts de paiement a eu une fâcheuse tendance à s’accélérer au cours des dernières décennies. Plus de 90 pays en ont connu depuis 1975, et depuis 2000, l’agence de notation S&P en a recensé 40. Dont sept au cours de la seule année 2020 dans six pays (Argentine, Belize, Équateur, Suriname, Zambie, Liban), ce qui constitue un record historique.
Au prétexte que la pandémie nous a fait basculer dans un monde monétaire nouveau et enchanté, où l’argent est gratuit et distribué aux États en quantité illimitée par des banques centrales devenues infiniment miséricordieuses, l’idée que la France puisse faire un jour défaut sur sa dette est, à en juger par leur silence assourdissant sur le sujet, considérée comme parfaitement inconcevable par tous les candidats à l’Élysée, quelle que soit leur couleur politique. Aussi inconcevable que pouvait l’être celle de confiner les Français chez eux pour empêcher la propagation d’un virus meurtrier. »
Pierre-Antoine Delhommais (Le Point, 30-09-2021)